vendredi 28 février 2020

Le rapport Torossian/Villani lave-t-il plus blanc ? Faut-il une grande lessive ? Partie III


Partie III

Torossian et Villani lavent plus blanc que Rémi Brissiaud :
 « L’hypothèse de l’effet cumulatif » 

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Plan de la partie III
Premier contre-exemple : Apprentissage simultané de la numération et du calcul : « Les 4 opérations en  en CP » … et même en GS.
Deuxième contre-exemple : « Nombres abstraits / Nombres concrets »

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 [ Remarque préliminaire, suite aux remarques de certains de mes lecteurs : Dans cette partie et les précédentes, on peut dire que je fais porter le chapeau à Charles Torossian et Cédric Villani. Il est certain qu’ils ont pris un certain nombre de positions qui ne sont pas les leurs sous la pression du ministre, de ses conseillers, de diverses associations, etc. En ce sens, je leur fais porter le chapeau  pour des orientations dont ils ne sont pas les inventeurs, ce qui peut sembler injuste. Mais ils avaient la possibilité d’agir autrement et ils ne l’ont pas fait. MD ]


 « L’hypothèse de l’effet cumulatif » apparait à notre connaissance en mars 2019  dans une intervention de Charles Torossian dans une session de formateurs. Elle est ainsi résumée dans la présentation de cette réunion :

L’hypothèse de l’effet cumulatif au centre du rapport
Pour Charles Torossian, ce qu'il est important de comprendre, c’est que le système éducatif est un système multiplicatif, c’est-à-dire cumulatif. De la petite section de maternelle à la licence, le système se découpe en 18 strates. Les contenus d’enseignement, et la manière dont l'enseignement des mathématiques est dispensé, ont un impact sur l’année suivante, et ainsi de suite tout au long de ces 18 années :
" Si un peu plus de 2% d'efficacité sont perdus chaque année, on aboutit à une perte d'efficacité de près de 40% à la fin de la licence. En revanche si 2% sont gagnés par an, on arrive à un gain de 40% en fin de cycle. C’est ce phénomène, qu'on ne peut observer qu’au bout d’un temps long, qui explique la baisse spectaculaire des résultats en mathématiques ces trente dernières années. Ces phénomènes cumulatifs sont liés par exemple au rallongement des récréations, au temps de mise au travail des élèves, surtout en éducation prioritaire".
L’objectif du rapport est de reconquérir un peu d’efficacité de l’enseignement des mathématiques dans chacune de ces 18 strates, selon la théorie des « petits pas ». Il ne contient donc pas une mesure essentielle, mais plusieurs mesures importantes. Par exemple, pour le niveau licence, le rapport propose de « réconcilier » les étudiants avec les mathématiques avant qu’ils entrent en master MEEF en créant de nouvelles unités d’enseignement. Pour le niveau collège, une mesure concerne le moment de la séance où la trace écrite doit être mise en place, etc.[i]

On apprend donc tout d’abord que ce fameux « effet cumulatif » est au centre du rapport Torossian-Villani : il est pour le moins curieux qu’on ne l’apprenne qu’en mars 2019, c'est-à-dire pratiquement un an après la publication du rapport.  Autrement dit on a proposé au public pendant un an un rapport qui n’explicitait pas ce qui en était le centre. Peut-on dire : Passons ?
Quelle nouveauté est importante dans ce rapport ? Je passe l’introduction théorique que fait Charles Torossian dans son intervention – elle n’est justement pas très solide et l’on y reviendra si nécessaire mais a priori on n’a pas besoin d’Archimède pour dire que des petits effets répétés peuvent avoir un poids certain –  pour passer directement à l’essentiel :

C’est ce phénomène – l’effet cumulatif–, qu'on ne peut observer qu’au bout d’un temps long, qui explique la baisse spectaculaire des résultats en mathématiques ces trente dernières années.

 Pour comprendre l’enjeu que représente la notion d’effet cumulatif, il faut le placer dans le cadre de son existence historique et donc en revenir à la situation française.
Pendant tout un temps les organismes chargés de l’évaluation ont affirmé que le niveau montait ; ce temps n’est pas fini puisque Jean-Luc Dorier écrit encore en 2018 à la page 57 d’Enseigner les mathématiques, préfacé par Cédric Villani (Belin):

Le mythe du niveau qui baisse a encore de beaux jours devant lui, mais c’est surtout un problème mal posé.

Que le problème soit bien posé ou non, Jean-Luc Dorier nous dit bien que la baisse de niveau est un mythe. Mais ces organismes évaluateurs ont maintenant admis, au moins pour une partie d’entre eux, que ce niveau baissait. Mais cette reconnaissance pose un nouveau problème puisque à partir du moment où l’on dit que le niveau baisse – et là, il s’agit d’une très forte baisse reconnue en tant que telle par l’appareil, et ce même si elle est encore minorée à mon sens  –, il faut bien donner une explication au pourquoi de la chose. 

« Les autres ne se posant pas cette question » et ayant donc peu chance d’y répondre, Rémi Brissiaud est quasiment le seul qui a véritablement essayé de déterminer quelle étaient les modifications portant sur les contenus enseignés qui ont abouti à une telle chute de niveau.  À mon sens son explication est déficiente notamment parce qu’il veut en permanence « sauver » les principales positions prises par les courants de la psychologie et de la didactique à partir des réformes de 70, ce qu’il formule explicitement puisqu’il propose de « Débattre en héritiers de la réforme de 1970 » [ii]. Il fait donc une critique … finalement assez peu critique des « réformes de 70 », ce qui l’entraine à minimiser également le caractère nocif des réformes qui suivent la réforme de 70, nouvelles réformes marquées, elles, par ce que Rudolf Bkouche appelait à juste titre  à mon sens  «  l’activisme pédagogique » [iii]. Cet activisme pédagogique se met en place à partir de la fin des années 70 et perdure comme orientation centrale de l’enseignement des mathématiques jusqu’à nos jours, la mise en place des laboratoires de mathématiques en étant un exemple caricatural.



Sa caractéristique majeure est
- formellement une mise en avant anarchique et inorganisée de la résolution de problèmes
- plus précisément au mieux une minoration mais plus couramment la suppression de tout ce qui, dans la définition des contenus et des progressions, doit être le noyau de l’enseignement et des progressions,  c'est-à-dire la construction, comme le recommande le TIMSS, de la qualité majeure d’un programme au sens large, c'est-à-dire son caractère cohérent. C’est cette cohérence des programmes et des progressions sur laquelle se construit de manière progressive mais réelle celle de l’élève.
Il n’est pas inutile de s’étendre sur deux conséquences aussi néfastes que peu mises valeur dans la littérature pédagogique de cette domination de l’activisme pédagogique.

C’est Valerio Vassallo qui a le premier décrit l’école comme « fabrique de l’étudiant oubliant » et son point de vue mérite qu’on y revienne. On peut constater que sur les quarante dernières années, parce que le redoublement coutait trop cher, on a fait passer dans la classe supérieure des élèves qui n’avaient pas la possibilité de comprendre ce qu’on leur enseignait. On a donc « naturellement » des élèves qui ne savent pas mais qui n’ont pas oublié : ils n’ont simplement jamais su.
La notion « d’étudiant oubliant » décrit  un autre phénomène,  l’existence d’élèves scolarisés à un niveau donné qui ont eu des connaissances précises mais les ont oubliées. Pour comprendre un peu ce phénomène d’oubli il faut partir du fait qu’il est beaucoup plus facile de se rappeler de connaissances organisées, c'est-à-dire avoir des programmes et progressions cohérents, que de connaissances dans le désordre : on admettra aisément  qu’il est plus facile de se rappeler de la liste des nombres de 250 à 300 si on la met dans l’ordre que si on imagine un dispositif qui empêche de les dire dans l’ordre (ou dans un ordre). On a compris que le nombre d’étudiants oubliant se multiplie d’autant plus qu’il n’y pas accès à une structure cohérente permettant  la mémorisation de ses connaissances. Autrement dit, toute faiblesse sur le caractère nécessairement cohérent du plan d’études et sur le souci que cette cohérence puisse être au moins indirectement et ensuite directement intégrée par l’élève produit «  des étudiants oubliant » c'est-à-dire incapables de mémoriser leurs connaissances.
Mais nous n’avons là que la première partie du piège. La seconde est plus redoutable puisqu’elle utilise un remède qui aggrave le mal. Supposons donc un étudiant oubliant. Il y a de fortes chances que, pour diminuer ses difficultés en mathématiques, on lui propose
- des activités de résolution de problèmes anarchiques et inorganisées
- puisque « les problèmes doivent être concrets », des activités portant plus sur des compétences – qui s’additionnent plus qu’elles ne se combinent – que sur des connaissances (qui s’intègrent plus naturellement  pour former un corpus logique).
Autrement dit, si l’étudiant oubliant  subit une remédiation de ce type, il oublie encore plus et devient d’autant plus rétif « aux mathématiques ».
Peut-on dire alors : Tout ceci n’est pas grave car ce qu’il a subi n’a de mathématique que le nom ?



L’angoisse devant les mathématiques est un sujet récurrent depuis plus d’un siècle. On peut constater qu’il n’y a pas d’angoisse équivalente face à l’histoire, aux sciences naturelles ou à l’anglais[v]. Ceci pousse à penser que cette angoisse des mathématiques est liée à une particularité fondamentale de cette matière. Et à ce jeu, la plus importante particularité des mathématiques étant l’emploi d’un système de pensée extrêmement cohérent basée sur la notion de preuve, il n’est pas aberrant de penser que c’est justement l’incapacité à maitriser ce  caractère des mathématiques qui a un rôle fondamental dans l’existence et la croissance de  « l’angoisse face aux mathématiques ».  Rajoutons qu’il est sûr qu’un élève qui se trouve dans cette situation ne trouvera pas ludique les mathématiques, ce qui est ici un symptôme. Et une remédiation qui consiste à lui rendre ludique les mathématiques sans l’aider à se construire un système de pensée cohérent ne soignera – peut-être et au mieux  – que le symptôme pour une période de plus réduite. [Pour plus de détails, voir dans la Partie I le chapitre  C) De bons programmes sont avant tout des programmes cohérents]


Ceci dit l’explication de la baisse de niveau par Remi Brissiaud repose sur ce qu’il appelle « le basculement de 1986 » qui serait une conséquence, exclusive selon lui, de la publication en 1986 d’une circulaire sur l’école maternelle dans laquelle on lit : 
« Progressivement, l’enfant découvre et construit le nombre. Il apprend et récite la comptine numérique. »
Je reviendrai en détail, car le sujet est sérieux, sur le rôle qu’une telle directive peut jouer dans la baisse drastique de niveau en calcul que l’on a pu constater. Ce que l’on peut dire pour l’instant qui ne sera argumenté qu’ultérieurement :
i)  il faut revenir sur l’analyse que fait Rémi Brissiaud des dangers de cette directive,  ce qui inclue l’estimation du rôle que peut jouer la connaissance de la comptine numérique dans l’apprentissage du comptage et du calcul
ii) il semble globalement impossible que la dégradation du niveau conséquente à cette directive de 1986 ait l’ampleur nécessaire (même par effet cumulatif !!) pour provoquer une dégradation aussi massive des capacités en calcul des élèves que celle que l’on a pu constater. 
iii) par contre, la COPREM, qui en 1983 est L’organisme déterminant pour la rédaction des programmes, écrit à cette date :
Il n'est donc pas très important d'atteindre une grande fiabilité dans l'exécution sur papier des opérations: en cas d'urgence, on pourrait se procurer pour une somme modique (quelques paquets de cigarettes) une calculette à la boutique du coin
Il semble que le fait qu’un organisme officiel explique « qu’il n'est pas très important d'atteindre une grande fiabilité dans l'exécution sur papier des opérations » ait une influence directe et massive – et cumulative puisque la négligence recommandée est constante, continue et répétitive – sur le niveau en calcul des élèves, en tout cas beaucoup plus importante  que ce qui est affirmé dans la minuscule citation de 1986 exhibée par Remi Brissiaud. Les directives centrales affirment « qu’il n'est pas très important d'atteindre une grande fiabilité dans l'exécution sur papier des opérations » et que l’on peut utiliser des calculettes pour faire les opérations que l’on ne sait pas faire à la main.
 Que faut-il de plus pour comprendre que le niveau en calcul ne peut que chuter ? Pourquoi Rémi Brissiaud qui connait cette citation (au moins puisqu’il prétend avoir lu mes textes et que je cite ce passage régulièrement depuis 1997) ne la mentionne-t-il pas et se concentre-t-il sur sa citation de 1986 ? Pourquoi – je veux dire pour quelles raisons mathématiques /théoriques/ pédagogiques – quand la COPREM a sorti cet article  personne n’a réagi contre ces positions, et Remi Brissiaud pas plus que les autres ? Mon opinion, au vu de ce que j’ai pu « observer en direct » et comprendre à la lecture des textes officiels est que les autorités responsables partageaient à 99 % ces positions (ce qui est de plus la seule explication au fait que l’APMEP – entre autres – ne mentionne pas cette position dans les bilans qu’elle fait de son histoire).


Quoi qu’il en soit, on peut constater que la position de Rémi Brissiaud sur la baisse du niveau manque d’arguments sérieux. Elle fragilise ainsi l’orientation proposée par le rapport  Torossian/Villani si ceux-ci s’appuient explicitement ou même implicitement sur elle.
Il est donc naturel que les auteurs du rapport cherchent une autre problématique explicative de la baisse de niveau.
Cette problématique vient d’un cahier de charges : elle ne doit pas être basée sur l’importance des programmes et sur l’histoire de l’enseignement des disciplines puisque, en ce cas, elle va remettre en cause la hiérarchie administrative et pédagogique qui a depuis les années, participé ou dirigé la mise en place de ces directives. En ce cas exit Brissiaud comme référence officielle ou semi-officielle : il agite, même sans avancer des positions véritablement critiques, des sujets que la hiérarchie et la haute hiérarchie administrative/pédagogique (APMEP, ARDM, SNUIPP, corps d’inspection…) ne souhaitent pas voir agités car ils sont pour elle un terrain favorable à  la « contestation », pour employer un vocabulaire soixante-huitard. J’avais bien remarqué, lors de mon audition par la commission Torossian/Villani que courrait dans les couloirs l’idée, exprimée sous des formes différentes,  que l’on ne combat pas de front un mouvement, un appareil… Et si la hiérarchie a commis des erreurs profondes, il est évident qu’elle va s’opposer, de front, à toute critique : et ce sage conseil consistant à ne pas s’opposer de front aboutit à la non-critique – et même à la protection – des erreurs précédentes et à leurs perpétuations.
Et là « l’hypothèse de l’effet cumulatif » remplit – non pas bien car elle est hautement critiquable, on va le voir  – mais beaucoup mieux que les arguments de Rémi Brissiaud, le cahier de charge/agenda de Charles Torossian et Cédric Villani.


Rappelons tout d’abord ce qui est écrit supra dans la partie  II (Torossian et Villani lavent plus blanc : La question des programmes)
On y reviendra  d’un autre point de vue mais d’un point de vue strictement managérial,  on peut d’ores et déjà dire que « l’hypothèse de l’effet cumulatif » mis en avant par Charles Torossian est un recyclage boiteux d’une partie de l’argumentation d’évitement pratiquée par les IPR, IDEN et divers formateurs dès les années 1980. Lorsque l’on commençait à évoquer leurs responsabilités dans l’élaboration et la mise en place de contenus pédagogiques fortement toxiques et lorsque l’on faisait remarquer à ces autorités pédagogiques qu’il ne fallait pas s’étonner des performances médiocres des élèves en calcul au vu de ce qu’ils avaient fait en primaire et qui était entièrement conforme aux recommandations officielles des programmes défendus par eux, ils orientaient rapidement – et le plus souvent fermement – la conversation­­ vers tout ce qui évitait ces questions pour la déplacer vers la tenue du cahier de texte, les pertes de temps à l’interclasse, le mode de correction des copies, la nécessité du caractère ludique des mathématiques, le travail en groupe
C’est ce phénomène – l’effet cumulatif–, qu'on ne peut observer qu’au bout d’un temps long, qui explique la baisse spectaculaire des résultats en mathématiques ces trente dernières années.

L’effet cumulatif ne peut être observé qu’au bout d’un temps long. Donc quand le niveau baissait depuis les années 70 et que la DEPP expliquait qu’il montait, c’était tout ce qu’il y a de plus normal puisque, comme il s’agissait de l’effet cumulatif, la DEPP ne pouvait l’observer qu’au bout « d’un temps long », qui fut en fait « très long » (Cf. J.-L. Dorier), c’est le moins que l’on puisse en dire.
Voilà pour le passé.  Mais « l’effet cumulatif » a un avenir riche puisqu’il permet d’envisager de futurs avantages: les responsables pourront, sans inconvénients majeurs pour leurs réputations,  mettre beaucoup de temps à percevoir l’effet négatif de certaines réformes qu’ils ont introduites s’ils peuvent rattacher à celles-ci « un effet cumulatif » et même mieux, « un effet cumulatif bien caché visible seulement sur le très long terme». Et cet effet cumulatif pourra même être utilisé comme argument à décharge pour des responsables qui non seulement « n’ont pas pu voir » mais qui surtout « n’ont pas voulu voir », catégories dont l’intersection n’est pas vide.. Et lorsqu’ils auront toléré pendant des années des directives manifestement néfastes, ils pourront dire « Je ne l’avais pas vu mais c’est normal parce que c’était cumulatif ». 
Dans cette discussion on devra cependant oublier, si l’on ne veut pas porter atteinte à la validité scientifique de l’effet cumulatif,
- que pendant ces 30 années, certains,  on ne sait pourquoi,  percevaient dans un temps court, c'est-à-dire  sans attendre  le délai prescrit par Charles Torossian, les effets négatifs des réformes 
- que ceux qui désobéissaient ainsi aux lois scientifiques estampillées Torossian se faisaient facilement traiter  de nostalgiques, de réactionnaires ou même de fascisants sans attendre que le « temps long » nécessaire pour avoir un point de vue scientifique qui ait permis de savoir s’ils l’étaient vraiment.  

A priori,  on n’a pas, à mon sens, à nier l’existence de « l’effet cumulatif » puisque en général « des petites causes répétées peuvent avoir de grands effets ».
Mais ce qu’avance Charles Torossian – je dirais l’ECVT « effet cumulatif version Torossian » ou ECVTV « effet cumulatif version Torossian/Villani » – est une tout autre thèse qu’il(s) présente(nt) ainsi : 

C’est ce phénomène, qu'on ne peut observer qu’au bout d’un temps long, qui explique la baisse spectaculaire des résultats en mathématiques ces trente dernières années. Ces phénomènes cumulatifs sont liés par exemple au rallongement des récréations, au temps de mise au travail des élèves, surtout en éducation prioritaire.

Il dit donc explicitement que c’est le fameux effet cumulatif  « qui explique la baisse spectaculaire des résultats en mathématiques ces trente dernières années », ce qui pourrait à la limite s’entendre ; mais il dit beaucoup plus puisqu’il affirme que c’est ce phénomène et pas un autre qui a un rôle central dans la catastrophe. Ce n’est pas trahir le raisonnement de Charles Torossian que de formuler ainsi sa pensée : il n’y pas d’autres facteurs que ceux à effet cumulatif – qui sont donc des facteurs mineurs - qui ont joué un rôle dans l’évolution néfaste du système scolaire français.
Et Charles Torossian précise bien :

Donc la chute spectaculaire  des résultats des français en mathématiques aux évaluations n'est pas due à un changement majeur du système, c'est une petite perte dans chacune des strates et les petites pertes elles sont écrites dans ce rapport

Il n’y a pas eu de de changement majeur du système  et il ne peut donc y avoir de responsables de changements majeurs du système. La hiérarchie est sauvée et le rapport Torossian-Villani lave donc plus blanc.
À moins qu’il y ait eu des changements majeurs négatifs … [passés au-dessous des radars qui ce jour-là avaient été malheureusement réglés pour ne rien repérer en dessous de 30000 mètres ?]. 

4) L’effet cumulatif. Un contre-exemple : la COPREM en 1983.
Prenons la déclaration que fait en 1983 la COPREM, Commission Permanente de Réflexions sur l'Enseignement des Mathématiques, commission  qui avait un rôle central dans la définition des contenus disciplinaires. La COPREM écrit donc :

La maîtrise parfaite des "quatre opérations" effectuées sur papier n'est plus de nos jours une nécessité absolue en soi, puisque le cas échéant la machine peut jouer un rôle de "prothèse pour le calcul". Il n'est donc pas très important d'atteindre une grande fiabilité dans l'exécution sur papier des opérations: en cas d'urgence, on pourrait se procurer pour une somme modique (quelques paquets de cigarettes) une calculette à la boutique du coin[vi].

Cette citation de la COPREM nous invite à tester la problématique de Charles Torossian et Cédric Villani sur cet exemple pratique et réel. Dans la baisse de niveau en calcul, quel est le facteur le plus important ?  
- la directive centrale : « il n'est donc pas très important que les élèves atteignent une grande fiabilité dans l'exécution sur papier des opérations » 
- les phénomènes cumulatifs « liés par exemple au rallongement des récréations, au temps de mise au travail des élèves » 
Si les élèves ont des difficultés en calcul, la thèse de l’effet cumulatif ne nous dit-elle pas qu’il suffit de raccourcir les recréations, le temps de mise au travail, de bien placer le moment où l’on laisse « la trace écrite », de s’assurer que les élèves aient tous leur matériel, etc. pour que le niveau remonte en calcul? 
Question très précise au duo cumulatif Torossian / Villani : la directive sur la maitrise des opérations posées proposée par la COPREM  participe-t-elle « d’un changement majeur du système » ?
Si oui, l’affirmation de Charles Torossian selon laquelle il n’y pas eu de changement majeur du système est fausse et il doit en tirer quelques conséquences qu’il voudra bien, je suppose, nous communiquer.
Si non, il va falloir expliquer pourquoi l’affirmation « il n'est donc pas très important que les élèves atteignent une grande fiabilité dans l'exécution sur papier des opérations » est une affirmation  quasiment sans importance.

Résumons ce que sont censés nous aider à comprendre  Charles Torossian et Cédric Villani (et c’est vrai qu’il faut « un peu de pédagogie » pour ce faire, la pédagogie étant, en ce sens bien propagé par les médias, tout type de raisonnement qui rend vrai ce qui est faux) :
- il est normal que la DEPP n’ait pas vu la baisse en calcul, car « les experts » ne pouvaient  pas  avoir un avis scientifique avant « un temps long ».  On peut toutefois objecter que si l’on peut comprendre cet argument, on ne peut que s’étonner alors du fait  que la DEPP ait vu « sur le même temps non long » que le niveau montait et ait clamé aussitôt cette analyse à tout vent. 
- selon ce que déclare explicitement Charles Torossian : « la chute spectaculaire  des résultats des français en mathématiques aux évaluations n'est pas due à un changement majeur du système »
Comment la commission arrive-t-elle à faire croire qu’il n’y a pas eu de réformes majeures du système ayant des effets fondamentalement nocifs depuis les années 60 ? La recette est assez simple : il suffit de ne pas mentionner celles qui existent ou s’arranger pour leur faire le moins de publicité possible…
L’existence d’un seul changement majeur du système participant massivement à la chute  des résultats en mathématiques – en l’espèce la position de la COPREM en 1983 –  suffirait pour montrer la fausseté de la position de  Charles Torossian et Cédric Villani. Mais on va faire bonne mesure en exhibant deux  mesures  supplémentaires qui, chacune, représentent un changement majeur négatif du système. Ce sera largement suffisant pour montrer que l’affirmation de Charles Torossian  selon laquelle « la chute spectaculaire  des résultats des français en mathématiques aux évaluations n'est pas due à un changement majeur du système » est fondamentalement fausse et même plus exactement une pure ânerie.
Premier contrexemple : Apprentissage simultané de la numération et du calcul : « Les 4 opérations en  en CP » … et même en GS.
Jusqu’en 1970 l’école suit le principe du Calcul intuitif cher en particulier à  Ferdinand Buisson qui dit : le nombre étant un objet comme un autre et la connaissance d’un objet revenant la connaissance des liens qu’il entretient avec les autres objets, connaitre un nombre c’est connaitre les liaisons qu’il entretient avec les autres nombres, c'est-à-dire connaitre les opérations puisque ce sont elles qui réalisent les liens entre les nombres. Dans l’article Calcul intuitif Ferdinand Buisson explique que la première conséquence de ce principe est l’abandon « de l’antique usage d’apprendre successivement aux élèves d’abord l’addition, puis la soustraction, puis les deux autres règles » ce qui revient entre autres à pratiquer la multiplication et la division dès le début de l’enseignement de la numération, c'est-à-dire en CP et même en GS. Cet apprentissage se fait jusqu’au CP
- en se limitant aux multiplications et divisions par 2, 5 et 10 ce qui est suffisant pour comprendre la définition et le sens de ces opérations**
- en posant les opérations, y compris pour  la division avec la potence puisque la compréhension, en fin de CP, de la pose de la division de 33 par 5 sous la forme
33 | 5
   3|6
ne pose aucun problème**.
[Les deux affirmations suivies de  ** « ne font pas partie du discours scolaire officiel », !!]
Actuellement,  les spécialistes officiels de la division nient de différentes manières la possibilité « d’enseignement des quatre opérations en CP ». La tendance générale est à prétendre que ce qui était enseigné avant 1970 sous le nom de division n’était pas en fait l’enseignement de la division puisque l’on n’enseignait pas  la division « nombre de parts » et la division « valeur d’une part ». On (re)montrera ultérieurement que cet argument maintes fois répété par Rémi Brissiaud est tout simplement faux et sans valeur.
Quoi qu’il en soit
- les quatre opérations au sens défini ci-dessus ne seront plus jamais simultanément  au programme du CP jusques et y compris les programmes actuels.  Dans cette logique, sorte de cycle infernal d’allègement qui s’autoalimente, l’on arrive même au point où les projets de programmes produits en 1999 par  la commission Roland Charnay proposent – pour le CM2 – de « rester dans le champ de la table de multiplication liée au diviseur (si on divise par 6, le dividende ne dépassera pas 60) » [BO Spécial 7 du 26 août 1999]. Vous avez bien lu, la division de 37 par 3 y est hors programme du primaire.
- cette tendance lourde commence à la publication du programme de maths moderne en 1970 qui limite explicitement l’enseignement du calcul en CP à la seule addition.
- on peut remarquer que, pour la division, le niveau souhaité par Roland Charnay en fin de primaire est, en gros, celui exigé en fin de CP pour les programmes d’avant 1970.
Donc question à  Charles Torossian et Cédric Villani : la limitation de l’enseignement du calcul en CP à la seule addition et les conséquences de cette mesure est-elle un « changement majeur du système » ?

Deuxième contre-exemple : « Nombres abstraits / Nombres concrets »

Dans le sous-chapitre qui suit, on fera référence à ce que j’appelle des « notions / définitions classiques de l’arithmétique de base du primaire » et en particulier ici à « la définition classique de « nombre concret / nombre pur » et à « la définition classique de la multiplication ».
Ces deux définitions proviennent du manuel Arithmétique et système métrique Cours Moyen de  V. Brouet et A. Haudricourt (Librairies-Imprimeries réunies, Paris, 1912, 346 pages.)
Nombre concret / nombre abstrait 
2. L’unité est une quantité connue qui sert à mesurer à évaluer toutes les quantités de la même espèce qu’elle.
Ex. : Si l’on compte les tables de la classe, les arbres de la cour, l’unité est une table, un arbre.
3. - Un nombre est le résultat obtenu en comparant une quantité à son unité.
Il est concret s’il désigne l'espèce d'unité, comme 12 litres ; il est abstrait s’il ne désigne pas l’espèce d’unité, comme 12.

Multiplication
Sens de l'opération
68 - La multiplication est une opération par laquelle on répète un nombre appelé multiplicande autant de fois que l'indique un autre nombre appelé multiplicateur.
Le résultat se nomme produit.
[…]
70 - Le multiplicande et le multiplicateur se nomment les facteurs du produit.
71 - La multiplication s'indique par le signe × (multiplié par) qui s'écrit entre les nombres à multiplier : 8 × 5 (8 multiplié par 5).
72 - La multiplication n'est qu'une addition abrégée.
73 - Le multiplicande est toujours un nombre concret, c'est-à-dire qui exprime des objets déterminés, comme des arbres, des mètres, des francs, etc.
74 - Le multiplicateur est un nombre abstrait, qui indique seulement combien de fois on répète le multiplicande.
75 -Le produit exprime toujours des unités semblables à celles du multiplicande.

Technique de l’opération

Remarques
1) Classique ? : J’aurais pu prendre ces définitions dans n’importe quel manuel jusqu’à la fin des années 30, c’est une des raisons qui motive le qualificatif de « classiques ».
2) Reference 69 : Vous pouvez constater que, dans la définition de la multiplication, il manque la référence 69. Cet oubli est volontaire car à mon sens – mais cela mérite discussion – la définition 69 est  beaucoup trop difficile pour le début du primaire mais elle convient tout à fait pour les CM et les deux premières années de collège.
Quoi qu’il en soit, voici la définition 69 :
69 -On définit encore la multiplication ainsi :
La multiplication est une opération qui a pour but de trouver un nombre appelé produit (p)  qui soit par rapport au multiplicande (m)  ce que le multiplicateur(M) est par rapport à l'unité (u).
[Autrement dit  =   , MD]

3) Nombre concret : lorsque les textes d’arithmétique du primaire emploient « nombre concret » ils l’utilisent strictement au sens de « s’il désigne l'espèce d'unité, comme 12 litres ». Donc tous les auteurs qui ont employé et emploient encore comme argument contre l’utilisation de la notion de nombre concret le fait « qu’un nombre ne saurait être concret » - par exemple les rédacteurs des programmes de 70 ou Stella Baruk -  montrent un mélange de mauvaise foi et/ou d’inculture. Mauvaise foi parce qu’ils connaissent en 1970 la vraie définition de nombre concret. Inculture et mauvaise foi car
-  la question est très claire en anglais où nombre concret peut se traduire certes par concrete number mais aussi par named numbers.
- la notion de nombre concret (et la définition de la multiplication donnée supra) ne sont pas des lubies de Ferdinand Buisson mais bel et bien des notions étables et dominantes depuis bien longtemps (ce sont d’autant plus des classiques) et qui sont en particulier déjà définies ainsi dans l’Encyclopédie d’Alembert/Diderot.  
L’encyclopédie d’Alembert / Diderot
Voici les définitions de nombre concrets et multiplication donnés dans l’Encyclopédie
Nombre concret est opposé à nombre abstrait: c'est un nombre par lequel on désigne telle ou telle chose en particulier. Voyez Abstrait. Ainsi quand je dis trois en général, sans l'appliquer à rien, c'est un nombre abstrait ; mais si je dis trois hommes, ou trois heures, ou trois piés, &c. trois devient alors un nombre concret […].
Multiplication s. f. en Arithmétique, c'est une opération par laquelle on prend un nombre autant de sois qu'il est marqué par un autre, afin de trouver un résultat que l'on appelle produit. Si l'on demandoit, par exemple, la somme de 329 liv. prises 58 sois ; l'opération par laquelle on a coûtume, en Arithmetique, de déterminer cette somme, est appellée multiplication. Le nombre 329, que l'on propose de multiplier, se nomme multiplicande ; & le nombre 58, par lequel on doit multiplier, est appellé multiplicateur ; & enfin on a donné le nom de produit an nombre 19082, qui est le résultat de cette opération. Voici comment elle s'exécute […].
Fin de Nota Bene
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La méthode intuitive chère à Ferdinand Buisson – et même plus précisément en ce cas à Pestalozzi, même si nous ne citons que Buisson qui écrit trois quarts de siècle après Pestalozzi – inspire la structuration des programmes d’arithmétique de 1880 à 1970. Ainsi Ferdinand Buisson, directeur de l’enseignement primaire de 1879 à 1896,  pose la priorité absolue de l’enseignement du nombre concret : 
En arithmétique, on ne commence pas par lui révéler les nombres abstraits, leurs rapports et leurs lois: c'est sur les objets concrets qu'on exerce d'abord son attention
Ferdinand Buisson, Intuition et méthode intuitive,
Dictionnaire de pédagogie et d'instruction primaire, Hachette, 1887. Partie I, Tome 2, p.1374 à 1377.

Cette perspective commence l’enseignement de l’arithmétique
i) en distinguant
- les nombres concrets, ceux qui sont, oralement ou par écrit, suivis du nom de l’unité qu’ils représentent: 3 mètres ; 5 billes ; 2,3 kg,    litre ou cm
- les nombres purs, ceux qui ne sont pas, oralement ou par écrit, suivis du nom de l’unité qu’ils représentent : 3 ; 5 ; 2,3 ;    ou

ii) en commençant par les nombres concrets et non par les nombres abstraits, ce qui signifie que,
-   fondamentalement on enseigne 3 litres, 3 billes… avant d’enseigner 3. Notons cependant que, puisque les notions de nombres concrets et nombres purs sont liées, il ne peut qu’exister des inversions, non graves si elles ne sont pas systématiques. Un exemple de ces inversions est la connaissance par l’élève  de la comptine numérique – qui est de l’ordre des nombres purs – comptine apprise par exemple à la maison avant le début scolaire de l’enseignement des nombres concrets.
- on commence théoriquement par la notion d’unité, qui est « ce que l’on compte » ou « ce que l’on va compter »
- on commence à 1 bille et pas à « zéro bille »  
- on ne change pas d’unité en cours de route
- on commence pratiquement, c'est-à-dire face aux élèves, en demandant avant tout comptage : Qu’est-ce que vous allez compter ? Je compte des billes : 1 bille, 2 billes, 3 billes…

Autrement dit
-  la notion fondatrice  de l’arithmétique primaire  est la notion d’unité,
- elle permet ensuite définir/utiliser :
- d’abord le nombre concret, qui lui permet de définir l’addition (de deux nombres concrets) 
- puis le nombre abstrait,  indispensable pour introduire la notion de « fois » ou de « nombre de fois », c'est-à-dire la notion de multiplicateur et donc celle de  « multiplication classique » comme expliqué supra dans Nota bene.
Cette présentation étant faite on peut s’intéresser à ce qui distingue le calcul sur les nombres purs et celui sur les nombres concrets :
Si l’on se limite  aux nombres purs, on peut effectuer n’importe quelle opération portant sur deux nombres quelconques, sauf la division par zéro[vii].
Si l’on passe au nombre concret « 3 m » qui contient plus de données que le nombre pur 3, on peut subodorer que ce surplus d’informations va limiter les possibilités d’opérations effectuables  sur un couple quelconque de nombres concrets. Le calcul sur les nombres concrets est donc en ce sens plus régulé – c'est-à-dire soumis à plus de règles, limitatives par essence – que le calcul sur les nombres purs. Mais ce sont ces limitations qui font sa richesse et le fait que  « l’on ne puisse pas écrire  ou dire 3 dm + 4 kg » en est un exemple (mais je l’ai écrit !, ce qui veut dire que « cette écriture n’a pas de sens », « n’a pas de sens physique », ce qui veut dire ….) Ajoutons que le calcul sur les nombres concrets est une des bases de l’analyse dimensionnelle : il s’agit d’un des principaux outils de résolution d’abord des problèmes d’arithmétique du primaire et de la physique y compris de haut niveau. On doit en  enseigner le début en primaire en expliquant «  on n’ajoute pas des vaches et des cochons ». Et l’on ne doit pas oublier ce qu’en disait le fameux physicien John Archibald Wheeler : « Never calculate without first knowing the answer ». Autrement dit : ne pas se lancer dans un calcul, qui plus est compliqué, sans avoir trouvé au préalable, avec l'analyse dimensionnelle, la forme qualitative du résultat. Par exemple, si l’on divise des km par des heures on va trouver des km/h et c’est fort encourageant si l’on cherche une vitesse (et  beaucoup moins si l’on cherchait une distance).
[Repris, ainsi que la suite en partie, de Michel Delord, CQFD : Comprendre les questions fondamentales disciplinaires, Images des maths, 18/11/2017.



 P. Jacquemier, membre important de l’APMEP et rédacteur des programmes du primaire de 1970 nous disait en 1972 :

« Les Instructions de 1945 parlent en plusieurs endroits de "nombres concrets". Cette expression […] est proprement antinomique, car un nombre ne saurait être concret »[viii]

Remarquons d’abord que P. Jacquemier, pour limiter, consciemment ou non, le poids et la nécessité des nombres concrets, limite les domaines dans lesquels ils sont censés exister :

- L’expression « nombre concret » avec le sens que j’ai indiqué n’est pas une lubie de Buisson ou des auteurs des programmes de 45 mais une notion centrale dont l’emploi est général et  dont le sens est stabilisé au moins depuis la publication de l’Encyclopédie qui y consacre un article (voir supra)

- Ce ne sont pas seulement les IO de 1945 qui mentionnent les nombres concrets : en effet aux IO de 1945 sont jointes les directives sur le sujet édictées par le BIPM (Bureau International des Poids et Mesures) qui sont valables internationalement pour tous les secteurs de la société et pas seulement l’école.

Ceci dit, P. Jacquemier s’appuie sur le fait incontestable que les mathématiques sont abstraites pour suggérer qu’un nombre, qui est mathématique, ne peut être le contraire c'est-à-dire concret. Discours on ne peut plus formel qui est d’autant plus irresponsable que P. Jacquemier connaît, comme tout le monde à l’école à cette époque le sens qui est donné à nombre concret dans l’arithmétique du primaire. Et il s’agit d’une position importante et récurrente puisqu’on la retrouve encore de nos jours (notamment sous la plume de Stella Baruk mais pas seulement...)   

Donc exit les  nombres concrets. L’agenda des partisans des maths modernes vise

i) l’abandon des opérations sur les grandeurs, qui entraine structurellement une atrophie de la capacité à « résoudre les problèmes » puisque « les problèmes d’arithmétique » ne font plus partie du champ conceptuel enseigné. La coupure avec la physique n’est qu’un cas particulier de ce phénomène et le fait de ne plus poser de « problèmes de robinets qui fuient et de trains qui se croisent» a permis une baisse invisible du niveau en calcul.  

L'abandon des « opérations sur les grandeurs » est bien la mutation fondamentale apportée par les programmes transitoires, c'est lui qui transforme profondément les démarches de la pensée dans l'enseignement élémentaire.[ix] 

ii) le refus de l’appui sur la mesure pour introduire les nombres,

 Les naturels ne sont plus liés à la mesure des objets du monde physique et, surtout, les opérations sur les naturels ne sont plus tirées des opérations sur les « grandeurs » du monde physique ou de l'univers quotidien telles que longueurs, poids, prix, capacités.[x]

iii) le refus de toutes les formes d’analyse dimensionnelle  qui sont présentées comme des obstacles à la compréhension des élèves (ici de plus le choix des  exemples est franchement malhonnête)

 Une pédagogie ancienne, mais pas disparue, fait dire : « Si tu veux trouver des litres, il faut que tu commences par des litres ». C'est peut-être de tels dogmes, un tel arbitraire, de tels entraînements mentaux, qui empêchent les enfants de comprendre. En voici d'autres : quand on divise des francs par des francs, on ne doit pas trouver des francs ; quand on divise des litres par des vases, on trouve des litres.[xi]

Notons que, à ma connaissance sur les trois exemples donnés 
- le premier « Si tu veux trouver des litres, il faut que tu commences par des litres » est la déformation, visant à ridiculiser le calcul sur les grandeurs, du principe tout à fait vrai dans une classe qui, dans la multiplication classique en ligne, écrit d’abord le multiplicande :
 « Si tu sais que tu dois faire une multiplication et si tu veux trouver des litres, il faut que tu commences par des litres »
- le troisième, suffisamment ridicule, « Quand on divise des litres par des vases, on trouve des litres » est entièrement inventé par l’auteur pour les besoins de la cause
- le deuxième « Quand on divise des francs par des francs, on ne doit pas trouver des francs » est un véritable exemple très utile, qui m’a d’ailleurs était enseigné dès le CE2 : il permet d’écrire la division qui donne le nombre de parts. La forme sous laquelle il m’a été enseigné, plus précise,  était la suivante « Quand on divise des francs par des francs, on ne trouve pas des francs mais un nombre de fois ».

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Globalement,
- les réformateurs de 1970 ont avancé, sur des questions fondamentales, des positions qui sont une régression par rapport à ce qui se faisait depuis en 1880 et ont pris le contrepied exact des positions progressistes des partisans de la méthode intuitive 
- avant Jules Ferry, « les quatre opérations en CP »ne figurent pas au programme; on les introduit en 1880 et les maths modernes les suppriment en 1970; ici  les maths modernes représentent une régression par rapport  à l’époque de Jules Ferry
- la principale position des partisans de la méthode intuitive, depuis la fin du XVIIIème siècle est de dire qu’il faut commencer l’enseignement de l’arithmétique par les nombres concrets ; les réformateurs de 1970 commencent par les nombres abstraits et suppriment les nombres concrets du programme du primaire. Ici les maths modernes représentent une régression par rapport à ce qui précède, de plus d’un demi-siècle, l’école de Jules Ferry
- la critique faite aux maths modernes entre 1970 et 1980 est insuffisamment critique, ce qui fait que de très nombreux  éléments théoriques  extrêmement négatifs datant de cette époque sont toujours présents dans les positions actuelles du ministère et des organes qui le soutiennent.


Les remarques faites supra sur la COPREM, sur l’abandon en 1970 à la fois des quatre opérations en CP et des opérations sur les grandeurs ne sont que des remarques et pas une histoire de ces phénomènes.  Cette histoire est certes à faire – je m’y emploie – mais il s’agissait ici simplement d’induire quelques doutes sur la validité de l’affirmation faite par Charles Torossian : 
Donc la chute spectaculaire  des résultats des français en mathématiques aux évaluations n'est pas due à un changement majeur du système, c'est une petite perte dans chacune des strates et les petites pertes elles sont écrites dans ce rapport
La courte étude sur les notions de nombres purs et de nombres concrets n’est donc pas un travail  historique de ces notions mais au vu de l’importance du sujet il me semble qu’il faut rajouter quelques conclusions auxquelles je suis arrivé mais qui ne seront pas argumentées ici. En voici quelques-unes en (très) bref :
1) Les théoriciens des maths modernes expliquent que « l’abandon des opérations sur les grandeurs est bien la mutation fondamentale » de cette réforme
2) Il y a bien suppression des « opérations sur les grandeurs » mais ce n’est pas le changement le plus profond  
3) Cette suppression s’accompagne d’une suppression beaucoup plus fondamentale, celle de la notion d’unité sous une double forme
-  en général pour le début de l’enseignement, ce qui fait que l’on ne sait pas ce que l’on compte, ce qui non seulement n’inquiète par l’APMEP en 1972 mais la réjouit :
« Au départ [de l’enseignement du comptage], rien ne paraît changé. On a toujours présenté les naturels à partir de collections d'objets. Même si on remplace le mot de collection par celui d'ensemble, le sens reste le même [C’est faux. J’y reviendrai, MD]. Mais déjà nous voyons que les objets de l'ensemble doivent être distincts, qu'ils n'ont pas à être tous « pareils », « de même nature » [Souligné par moi, MD], et qu'il est souhaitable d'utiliser des ensembles d'objets bien différents et point trop intéressants affectivement. »
- pour désigner 1 : vous pouvez constater, aussi effarant que cela puisse paraitre, qu’aucun manuel pour élève ou pour la formation des enseignants ne dit « 1 est l’unité » (indépendamment du nom unité utilisé comme nom de classe ou comme nom d’ordre). Je prends un exemple dans un livre considéré comme de bon niveau « Enseigner les mathématiques à l’école primaire » d’Annie Noirfalise et Yves Matheron : sur les 300 pages du tome « Les 4 opérations sur les nombres entiers », on n’explique JAMAIS que 1 est l’unité (des nombres purs).

4) Les programmes de 1970 écrivent
Les phrases telles que :
8 pommes + 7 pommes = 15 pommes.
n'appartiennent en fait, ni au langage mathématique, ni au langage usuel.

Cette affirmation est extrêmement floue : « 8 pommes + 7 pommes = 15 pommes » est une « phrase »? Cette « phrase » n’appartient pas au « langage usuel » ? Le « langage mathématique » contient-il des « phrases »? Remarquons que quand ils sont gênés aux entournures,  les rédacteurs des maths modernes qui se targuaient   d’une pureté langagière quasi absolue, écrivent les plus grosses âneries.
Ceci dit la forme impérative de l’affirmation - donnée sans aucunes explications - signifiait bien et clairement que l’on n’écrivait pas les unités dans les calculs. Mais cette interdiction n’était qu’un indice/symptôme d’une problématique erronée.  Or lorsque l’APMEP et Rémi Duvert publient « Faut-il mettre les unités dans les calculs » (APMEP 436) ils se focalisent sur le symptôme[xii].)
Cette attitude – considérer que les textes de 1970 attaquaient l’écriture sans s’intéresser au sens et à l’oral– permet d’abord de minimiser la critique des maths modernes en réduisant le problème  à une simple question d’écriture : Rémi Brissiaud s’en servira explicitement, au détour d’un raisonnement, en faisant remarquer que si l’écriture des unités était effectivement interdite on pouvait toujours « les dire » :
[…] on a continué à dire dans la classe que : « 4 pommes plus 3 pommes égalent 7 pommes », même si on écrivait seulement l’égalité sans les unités […]
Rémi Brissiaud : Il faut refonder l'apprentissage des nombres en maternelle, 12 nov. 2012[xiii]
Bien sûr, Remi Brissiaud ne donne aucune preuve de ce qu’il avance et il semble oublier que les nombres concrets étaient déjà interdits oralement. Il était en effet interdit initialement de dire 4 pommes (il fallait dire : le nombre de pommes est 4) et on se demande bien, dans ces conditions, pourquoi on aurait pu « dire » « 4 pommes plus 3 pommes égalent 7 pommes ».
 5) On ne pourra avancer plus dans la critique, hors même des questions de vocabulaire, tant que l’on n’aura pas abordé au moins
- la structure logique/arithmétique  qui sous-tend le fait de présenter  dans des chapitres séparés d’un côté les nombres et de l’autre côté  les grandeurs et les mesures, en commençant de plus par les nombres. On trouve cette structure dérivée directement des maths modernes aussi bien dans les programmes officiels  que dans le vadémécum des RMC qui dans l’AXE II place bien au premier plan « 1. Nombres et Calcul [Mesure 11] » et en deuxième position « 2. Grandeurs et mesures »[xiv] []
- le choix d’enseigner « les grandeurs avant leurs mesures ».  Je ne développe pas ici mais on peut lire, en attendant, « Mon papa, lui, ne fait pas comme ça » ou « Jojo viole les lois de la didactique »[xv]


Michel Delord, le 28/02/2020


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[ii] Rémi Brissiaud, Calcul et résolution de problèmes : le débat avance, 29/06/2006

[iii] Rudolf Bkouche, L'enseignement scientifique entre l'illusion langagière et l'activisme pédagogique,

[iv] Valerio Vassallo, La fabrique de l’étudiant oubliant : Quelques questions se posent,  18 décembre 2015.

[v] Il faut relativiser cette affirmation car plus l’état général de l’école s’aggrave, plus l’angoisse de l’échec gagne toutes les matières tout en se mêlant au je-m’en-foutisme qui en ce cas peut jouer un rôle de réaction assez saine à l’angoisse.

[vi] 1984, FR, Calcul numérique,  Commission Permanente de Réflexion sur l’Enseignement des Mathématiques (COPREM), MEN CRDP Strasbourg Dépôt légal 1987

[vii] Ceci est un gros avantage des nombres purs qui permet, lorsque l’on a mis un problème en équations, toute une phase dans laquelle « on se laisse guider par le calcul ». Attention quand même.

[viii] [APMEP72-JACQ], Philippe Jacquemier, Promenade au long du programme du 2 Janvier 1970 et des commentaires qui les accompagnent,  in  La mathématique à l’école élémentaire, Paris, Supplément au bulletin APMEP n° 282, 1972, 502 pages, pages 43 à 52, page 62.
                                                               
[ix] [APMEP72-MROB], Marguerite Robert, Réflexions sur le programme rénové : Un nouvel état d’esprit, in La mathématique à l’école élémentaire, Paris, Supplément au bulletin APMEP n° 282, 1972, 502 pages, page 16.

[x] [APMEP72-MROB]  page 15.

[xi] [APMEP72-JACQ] page 63.