mardi 18 mai 2010

A propos de la méthode intuitive de Ferdinand Buisson :

A propos de la méthode intuitive de Ferdinand Buisson :
Intuitif versus Rationnel
Enseignement implicite versus Enseignement explicite


Il est fort probable qu’une forme essentielle de l’ossification de la pensée est l’incapacité à penser les liens entres des phénomènes qui s’opposent. Hu Wu signalait en 1999 dans son article Basic Skills versus conceptual understanding : A Bogus Dichotomy in Mathematics Education combien la dégradation de l’enseignement était pensée au travers de fausses oppositions en prenant comme premier exemple celui de la lecture dans lequel on oppose le sens et le déchiffrage.
Ici, on donnera quelques éléments sur la manière dont on oppose formellement l’intuitif et le rationnel et surtout l’enseignement explicite et l’enseignement implicite, l’enseignement explicite étant même devenu le nom d’une école pédagogique.
En effet le danger principal que l’on trouve dans le mouvement républicain est la condamnation de la méthode intuitive de Ferdinand Buisson au prétexte qu’elle serait pédagogiste, ce qui a été affirmé tout autant par Marc le Bris que par Bernard Appy, ce qui ne pourra amener ce courant de pensée qu’à des formes de transmission les plus mécanistes qui soient.

13 mai 2010
Michel Delord

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Quelques remarques qui ont pour but de montrer qu’il ne faut pas traiter unilatéralement la question de l’intuition et de la méthode intuitive, c'est-à-dire qu’il faut savoir comprendre son lien avec l’abstraction, l’enseignement explicite/implicite, l’induction/déduction …. , remarques qui n’ont même pas l’ambition de donner une vision exhaustive des divers angles sous lesquels on peut l’aborder :

1- L’abstraction comme passage de l’intuitif au rationnel


Le problème est bien entendu le passage de l’intuition à la rationalité, qui est aussi l’abstraction entendue non pas simplement comme un état -ce qu’elle est aussi - mais comme le processus qui permet ce passage. Ce processus consiste à ne pas s’intéresser à toutes les propriétés de l’objet considéré et donc à en oublier une partie pour n’en prendre en compte que certains qui correspondent à l’objectif que l’on se fixe ; par exemple, dans le cas du bœuf, l’abstraction sera différente si l’on s’intéresse aux caractéristiques du bœuf dans la classification des animaux ou du point de vue culinaire. Dans le second cas, par exemple on ne s’intéresse pas au sabot de la bête tandis qu’il a une certaine importance dans la classification animale.

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2- Intuitif / rationnel :

On a donc à traiter le problème du rapport entre l’intuitif et le rationnel. Ce qui est surtout décrit habituellement est ce qui fait passer des parties de la connaissance de l’intuitif au rationnel et son inverse. Savoir ses tables par cœur les fait ainsi passer dans le domaine de la « connaissance directe, immédiate de la vérité, sans recours au raisonnement ». Ici l’on peut dire que le rationnel ( le résultat de l’explication de la table de multiplication) est intégré dans l’automatisé qui se comporte bien alors comme « l’intuitif » au sens de« Connaissance directe, immédiate de la table, sans recours au raisonnement ».

On parle beaucoup moins de cas fructueux dans lesquels il y a un antagonisme recherché entre l’intuitif et le rationnel et c’est notamment le cas du travail d’axiomatisation de la géométrie fait par Hilbert qui cherche explicitement à se débarrasser de l’intuitif de manière à ce que, dans les renoncés géométriques, « Les éléments, tels un point, une droite et un plan, peuvent être substitués par un verre de bière, une chaise et une table, par exemple. Il faut plutôt se concentrer sur leurs relations » .

Et c’est justement dans le domaine mathématique car il travaille sur les objets censés être les plus purs que l’on peut le mieux voir le chemin qui va de l’intuitif à l’abstrait ou plus exactement des divers niveaux d’intuitif vers les divers niveau d’abstrait.

Le penseur qui a probablement à la fois été le premier à en saisir l’importance et à en donner une explication accessible au non mathématicien - bien que cela demande un petit effort en ce cas - est Ferdinand Gonseth qui trait cette question en s’intéressant aux notions de nombres et d’éléments simples de la géométrie.

Il y a depuis 2002 deux extraits de Gonseth disponibles sur mon site, indispensables à connaître et à méditer si l’on veut parler de manière sérieuse de l’abstrait et du concret , de l’intuition, etc.

Ferdinand Gonseth, Les Mathématiques et la réalité : Essai sur la méthode axiomatique ,1936 .

a) Chapitre IV : le double visage de l’abstrait ( sur la géométrie)
http://michel.delord.free.fr/gonsethg.pdf.
b) Chapitre VI : la nature du nombre entier
http://michel.delord.free.fr/gonsethn.pdf


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3- Enseignement explicite / implicite

Il faudrait également évoquer une autre opposition que j’avais introduite à propos de l’enseignement du français qui est l’opposition explicite / implicite : on n’a pas, comme le fait de manière mécaniste la troisième voie, à s’opposer à l’enseignement implicite au nom de l’enseignement explicite mais au contraire à comprendre le lien entre les deux.

Enseignement explicite ou implicite d’une notion en grammaire ?.

Il faut distinguer deux choses : le fait qu’une notion soit au programme - qui signifie un enseignement explicite de cette notion - et le fait qu’elle soit utilisée - sans être nommée - à un niveau donné. Cette distinction n’est possible que si l’analyse grammaticale et l’analyse logique sont au programme puisque, si ce n’est pas le cas, les notions grammaticales « enseignées » ne sont plus là que pour « favoriser la compréhension des textes », ce qui est effectivement le but de l’enseignement mais qui, formulé ainsi surtout dans le contexte actuel, signifie que la grammaire n’aurait pas de valeur en elle-même en n’étant considérée que comme un outil (de plus au mauvais sens du terme).
Prenons comme exemple les notions de sujet / groupe sujet :
D’abord – et dés la maternelle - on peut, à propos de « Un lapin mange une carotte dans le jardin» poser la question « Qui mange une carotte dans le jardin ? » et l’élève peut répondre « Un lapin » sans que le mot sujet ne soit employé. On peut même subodorer qu’aucun élève ne répondra simplement « lapin » à cette question, c'est-à-dire qu’il répondra en fait par le groupe sujet sans que le mot groupe-sujet soit prononcé et sans qu’il soit au programme. Ensuite, si la phrase est « Un lapin blanc mange une carotte dans le jardin », si on pose la question « Qui mange une carotte dans le jardin ? », la réponse peut être : « Un lapin blanc » sans que la notion de groupe-sujet soit au programme.
Par contre, si la notion de groupe-sujet n’est pas au programme, on peut demander l’analyse grammaticale de lapin mais pas celle de « Un lapin blanc ».

In Michel Delord, Quelques remarques sur la grammaire … principalement, 2 septembre 2008
http://michel.delord.free.fr/remarques-grammaire_sept2008.pdf


Et il convient de plus d’insister sur un point : il y a des cas où tenter de rendre explicite un enseignement implicite est une faute : lorsque l’on enseigne que 2 m + 3 m = 5 m au début du primaire, il n’y a aucun intérêt, loin de là, à faire remarquer qu’il s’agit d’une écriture disons algébrique. Et René Thom avait justement de bonnes raisons, qu’il faudrait développer dans un texte sur l’intuition, de faire remarquer qu’il peut même être néfaste de faire passer l’implicite vers l’explicite :

Les psychopédagogues , conscients du vague de leur position doctrinale, ont cru trouver dans les affirmations des logiciens et des mathématiciens formalistes la clé de leurs difficultés. Puisqu'il s'avérait que la démarche de la pensée mathématique se trouvait modelée par ces grands schémas formels que sont les structures ensemblistes et logiques , structures algébriques, structures topologiques, il suffirait d'enseigner à l'enfant, à un âge assez tendre, la définition et l'usage de ces structures, pour lui rendre l'accès aux théories mathématiques contemporaines infiniment plus aisé.

Cet argument mérite une discussion serrée; sous son apparence convaincante, c'est en fait une erreur psychologique de base qui vicie de fond en comble la tentative moderniste. II importe en effet de voir que la plupart de ces grandes structures abstraites : théorie des ensembles, calcul booléen, structures topologiques, sont d'ores et déjà présentes, sous forme implicite, dans le psychisme enfantin lorsqu'on les propose dans l'enseignement sous leur forme explicite. (Pour les structures algébriques, il y a lieu de nuancer : certaines, comme celle de groupe, existent implicitement ; celles d'anneaux et de corps sont beaucoup plus artificielles. Tout l'argument moderniste repose en définitive sur le postulat suivant : En rendant conscients, explicites, les mécanismes implicites de la pensée, on facilite ces mécanismes.

Or on soulève là un grand problème de la psycho-pédagogie, qui n'est nullement particulier aux mathématiques. On. le rencontre, par exemple, dans l'enseignement des langues vivantes : faut-il enseigner une langue à l'élève de manière livresque et explicite, en lui inculquant la grammaire et le vocabulaire de cette langue ? Ou faut-il au contraire lui enseigner, directement la langue par l'usage, comme l'apprendrait naturellement un enfant étranger plongé dans cette communauté linguistique ? La réponse n'est pas facile, mais, du point de vue de l'efficacité, la méthode directe est très souvent préférable.

Dans le développement de l'enfant, au premier âge, la connaissance explicite et déductive ne joue absolument aucun rôle; pour apprendre à marcher, il serait plus nuisible qu'utile de connaître l'anatomie de la jambe : et avoir étudié la physiologie du système digestif n'est d'aucun secours pour digérer un repas trop lourd. Sans doute m'objectera- t-on qu'il s'agit là d'exemples très primitifs, sans rien de commun avec cette activité suprêmement rationnelle qu'est la pensée mathématique. Mais ce serait oublier que la raison, elle-même, a chez l'homme des racines biologiques, et que la pensée mathématique est issue du besoin de l'esprit de simuler la réalité externe. Nous reviendrons sur ce point plus tard. Un autre exemple, assez typique, de transfert de l'implicite vers l'explicite nous est donné par la psychanalyse, qui a voulu faire de ce passage de l'inconscient au conscient l'outil essentiel de la clinique. Or en ce cas, les résultats, dans la cure des troubles mentaux, se sont révélés — semble-t-il — assez décevants. Ce n'est pas de connaître la théorie freudienne du lapsus qui vous empêchera de commettre, l'occasion, des lapsus « freudiens ».

De plus, ce transfert de l'implicite vers l'explicite, souvent inutile, peut être néfaste. Parfois l'élève ne peut pas faire le joint entre une activité mentale déjà présente dans son esprit et la description symbolique abstraite qu'on lui en offre (particulièrement si cette présentation est imprégnée d'esprit formaliste) ; en ce cas, cet enseignement restera pour lui lettre morte. Parfois, l'enfant soupçonne le joint, sans arriver à le concevoir clairement. En ce cas, la connaissance explicite de la définition formelle de l'activité peut perturber cette activité, qui fonctionnait fort efficacement jusque-là sans théorie : à la manière de ces individus scrupuleux qui hésitent à parler une langue parce qu'ils en connaissent trop bien la grammaire et ont peur de commettre des fautes.


René Thom, Mathématiques modernes et mathématiques de toujours,
in " Pourquoi la Mathématique?" Edition 10/18 ( 1974)
http://michel.delord.free.fr/thom74.pdf

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4- Répétition aggravée au XXéme siécle de la dégénérescence formaliste du début du XXI éme


Un autre point rend important la référence à Ferdinand Buisson : dans une conférence sur la méthode intuitive de 1873, Rapport sur l'Instruction Primaire à l'Exposition de Vienne (qui n’est pas l’article tiré du DP) , Ferdinand Buisson décrit la dégénérescence formaliste de la notion de méthode intuitive. Or il s‘agit d’un des seuls textes du passé qui donne des clés d’interprétation [et je ne m’en suis pas privé !!!] de la dégénérescence formaliste qui s’est traduite, à partir des années 50 du XXème siécle, par l’importation dans l’enseignement élémentaire de concepts de l’enseignement supérieur des mathématiques et de la linguistique.



23 janvier 2010
Michel Delord

Version pdf http://michel.delord.free.fr/2010-01-23-rq-intuition.pdf